Édito n°56
Des larmes et de la colère
« Nous manquons de matériels, notamment d’ECMO et de dialyses. Les médecins doivent faire des choix », nous confie, au plus fort de la crise, une infirmière d’un service de réanimation parisien. Dans les ambulances comme derrière les murs des hôpitaux des régions les plus touchées par l’épidémie de coronavirus, on joue désormais la même partition. Cette musique, on la reconnaît vite. C’est celle de la médecine de catastrophe qui conduit au tri des victimes. Celle aussi qui efface les frontières entre corporations, métiers et uniformes, celle qui force à l’humilité et à l’entraide.
Dans ce contexte, même les professionnels de l’urgence les plus expérimentés peinent à retenir leurs larmes à l’évocation de cette situation irréelle. Et ces larmes ne sont pas seulement celles de l’épuisement, du sentiment d’impuissance et de la peur de la contamination ; ce sont aussi celles de la colère.
Une colère contre un monde qui, d’une main, fait applaudir les soignants à 20 heures et qui, de l’autre, mène une politique perpétuelle d’austérité des services publics au premier rang desquels la santé et la recherche. La réserve stratégique de masques qui s’est réduite comme peau de chagrin au fil des années est un triste exemple de cette politique. Un choix funeste qu’éclaire cruellement cette crise.
Une colère aussi contre un monde qui marche sur la tête, offrant à des gouvernants l’opportunité de décider seuls, et en dépit de toute analyse scientifique, du sort de millions d’êtres humains par pure réaction arrogante et nationaliste. Face à un virus sans patrie ni frontière, comment ne pas entrevoir l’absolue nécessité d’une réponse, basée sur la science et coordonnée au niveau mondial ? Dans cette période historique, les professionnels, bénévoles et volontaires de l’urgence se démènent, en dépit des risques réels pour leur propre santé, pour faire vivre cet idéal d’humanité que recouvre dans ses fondements la médecine, aujourd’hui déléguée en une myriade de métiers et de corporations.
Ce numéro spécial Covid-19 se veut un hommage, bien sûr, à ces personnels, à leurs structures d’emploi et à leurs fournisseurs qui se sont réinventés pour assurer l’approvisionnement en EPI et développer de nouveaux services utiles dans l’urgence.
Mais ne nous aveuglons pas, cet écosystème est en danger. Il sortira encore plus malade de cette épopée qu’il n’y est entré. Sans mobilisation concrète, il risque de subir un bouleversement majeur menant notamment à la disparition d’associations et d’entreprises. Une réaction en chaîne qui fragiliserait encore plus la capacité de notre société à affronter des crises d’ampleur.
Reste à espérer que cette épreuve aura au moins la vertu d’aiguiser notre désir d’ouvrir les yeux sur cette menace bien réelle et que ce désir se répandra telle une épidémie au sein de la population.
Nicolas Lefebvre